La biodiversité au cœur des préoccupations : entretien avec Axel Hochkirch sur la recherche, la protection et la responsabilité

Entretien avec le Prof. Axel Hochkirch, chercheur en biodiversité, sur les mesures de protection, des habitats disparus et du projet d’un centre de conservation de la nature.

 

Axel Hochkirch est un biologiste allemand spécialisé en conservation de la nature et en biodiversité. Depuis février 2023, il est conservateur en écologie au Musée national d’histoire naturelle du Luxembourg (MNHNL) et professeur associé en biodiversité et conservation à l’Université de Trèves.

Axel, peux-tu nous parler de ton parcours ?

Depuis tout petit, je voulais devenir biologiste. J’étais fasciné par les oiseaux, les reptiles, les amphibiens et les insectes. Mon rêve était de travailler un jour en pleine nature pour protéger les animaux. À 12 ans, j’ai rejoint des associations de protection de la nature. Après mon bac, j’ai effectué mon service civil au sein du BUND (Bund für Umwelt und Naturschutz Deutschland). C’est là que j’ai commencé à m’intéresser de près aux sauterelles.

 

J’ai étudié à Brême, où je me suis intéressé à divers groupes d’espèces comme les punaises, les papillons ou les libellules. Je me finançais en réalisant des expertises écologiques. Durant un séjour de six mois en Tanzanie, j’ai récolté les données pour mon mémoire, portant sur les préférences d’habitats des sauterelles dans les forêts tropicales de montagne et les mesures de protection possibles.

Pour mon doctorat, j’ai étudié l’évolution des espèces de sauterelles en Tanzanie et les relations de parenté entre différents genres dans les régions montagneuses.

 

Et pourquoi la Tanzanie ?

Un jour, avec un camarade de classe pendant un séminaire sur l’Antarctique, on parlait d’aller voir des manchots. Mais l’Antarctique nous semblait un peu trop froid... Alors il a dessiné la carte de l’Afrique, m’a demandé de fermer les yeux et de pointer au hasard : ce fut la Tanzanie !

 

Après mon diplôme, j’ai travaillé comme assistant scientifique au département d’écologie de l’Université d’Osnabrück. J’y ai étudié l’évolution des sauterelles endémiques des Canaries, l’importance des interactions sexuelles entre espèces de sauterelles, ainsi que l’impact des mesures de conservation sur les insectes et la dispersion des espèces sous l’effet du changement climatique. J’ai introduit la méthode des microsatellites dans notre laboratoire d’écologie et j’enseignais l’écologie animale, la dynamique des populations et la biologie de la conservation. Cela m’a conduit à mon habilitation en écologie.

 

Par la suite, j’ai dirigé le laboratoire de génétique du département de biogéographie à l’Université de Trèves, où je me suis spécialisé dans les méthodes génétiques. J’étais responsable de la gestion du laboratoire tout en poursuivant l’enseignement.

Et depuis 2023, j’ai pris mes fonctions au MNHNL.

 

Qu’est-ce qui rend le Luxembourg si particulier pour un chercheur ou une chercheuse ?

Le Luxembourg est petit, et c’est précisément ce qui en fait un avantage. Je suis venu ici pour renforcer mes activités de conservation, à la fois sur le plan international et local. Je voulais lancer des projets de protection des insectes, et le Luxembourg offrait des conditions idéales : des distances courtes, un réseau bien connecté, une communication fluide – tout cela permet d’agir rapidement.

 

Quand j’ai commencé au musée, j’ai pu m’impliquer très rapidement grâce à ce réseau étroit. Peu de temps après mon arrivée, le ministère de l’Environnement a lancé un appel à projets pour protéger les pollinisateurs. J’ai saisi l’occasion pour soumettre un projet de plans d’action pour les espèces.

 

Qu’est-ce qu’un plan d’action pour les espèces ?

Ce sont des stratégies visant à protéger de manière ciblée les espèces menacées. Elles définissent des actions concrètes : qui fait quoi, quand et comment ? L’important est que ces plans soient réalistes et applicables.

 

Pour cela, nous avons organisé au Luxembourg plusieurs ateliers réunissant des acteurs de la conservation – comme SICONA, SIAS, les parcs naturels, natur&ëmwelt ou encore l’ANF (Administration de la nature et des forêts). Ce sont les personnes du terrain qui connaissent le mieux les réalités et peuvent proposer des solutions adaptées.

Auparavant, dans les années 1970 par exemple, certains plans sont restés lettre morte. Aujourd’hui, nous procédons autrement : des comités de pilotage assurent le suivi régulier et veillent à ce que les mesures soient effectivement mises en œuvre.

 

Et ces plans sont réellement appliqués au Luxembourg ?

Oui, et c’est ce qui est remarquable ici. Un exemple : une zone commençait à se reboiser, ce qui posait un problème pour une espèce très menacée de syrphe (une mouche pollinisatrice). Avec des collègues de SICONA et de l’ANF, nous sommes allés sur le terrain, avons évalué la situation, et dès le lendemain, la zone a été dégagée. En Allemagne, une telle démarche aurait pris des années. La rapidité d’exécution est un vrai atout au Luxembourg.

 

Comment se passe une journée type sur le terrain ?

Cela dépend des espèces étudiées. Pour les sauterelles, je parcours systématiquement une zone. Leurs chants m’aident à les identifier : chaque espèce a un chant caractéristique, comme les oiseaux.

 

Pour les papillons de nuit, je monte un « phare » la nuit : une lampe puissante entourée d’un filet. On peut y observer jusqu’à 60 ou 70 espèces par nuit. Aujourd’hui, on identifie la plupart des espèces à partir de photos, avec des outils d’IA comme iNaturalist ou observation.org. Les données validées alimentent nos bases de données.

Quels sont tes projets futurs au Luxembourg ?

Je souhaite renforcer la conservation dans le pays. Nous réfléchissons actuellement à créer un centre de conservation ou « Conservation Hub », qui serait une interface entre science et terrain. Le concept est bien avancé et discuté avec plusieurs partenaires.

 

L’objectif est de rendre les connaissances sur les espèces menacées plus accessibles et de faciliter la mise en œuvre des actions. Nous envisageons d’organiser une « Journée luxembourgeoise de la conservation », de créer une base de données sur la biodiversité, une plateforme partagée, ainsi que des Listes rouges officielles. Actuellement, il existe des listes établies par des expert·e·s, mais pas encore de listes officielles validées par les autorités.

 

L’idée serait de s’inspirer de pays comme l’Allemagne, qui a un centre national des Listes rouges rattaché à l’Office fédéral pour la conservation de la nature. Le Luxembourg pourrait développer une plateforme numérique associant ces données à des cartes de répartition, des mesures de protection, etc.

 

Quels sont les plus grands défis pour la biodiversité au
Luxembourg ?

D’un côté, il y a l’enfrichement : des zones anciennement agricoles se couvrent de broussailles. Cela entraîne la disparition d’espèces qui ont besoin de milieux ouverts.

De l’autre, l’intensification agricole : les prairies fleuries ont été remplacées par des cultures de fourrage. Résultat : des pertes massives pour les insectes.

Le changement climatique aggrave la situation : des espèces méditerranéennes arrivent, pendant que d’autres disparaissent. Ces dynamiques se renforcent mutuellement, ce qui rend la protection encore plus urgente.

Quel est l’impact du changement climatique sur la biodiversité ?

Autrefois, on pensait que le changement climatique n’aurait un effet sur les insectes qu’à long terme. Aujourd’hui, on constate déjà que de nombreuses espèces qui dépendent de milieux frais et humides disparaissent. Mais il ne s’agit pas seulement de pertes : beaucoup de nouvelles espèces s’installent également. Un exemple : la mante religieuse. Autrefois rare au Luxembourg, elle est aujourd’hui présente presque partout dans le pays.

 

Certains habitats sont-ils en train de disparaître complètement au Luxembourg ?

Oui, deux habitats sont particulièrement menacés : les landes et les forêts alluviales.

Auparavant, tout l’Ösling était largement couvert de landes. Aujourd’hui, ces zones ont entièrement disparu, et de nombreuses espèces spécialisées de papillons de nuit qui y vivaient ont disparu avec elles.

 

La situation est similaire pour les forêts alluviales – ces forêts naturelles situées le long des rivières , dominées par les peupliers et les saules. La rectification des cours d’eau et l’hybridation des arbres ont fait disparaître de nombreuses structures caractéristiques. Le peuplier noir, par exemple – un arbre hôte essentiel pour plusieurs papillons de nuit spécialisés – est aujourd’hui presque introuvable.

 

Quand les paysages changent, de nouveaux habitats n’apparaissent-ils pas pour compenser les pertes ?

Pas forcément. Ce que l’on observe, c’est que les habitats nouvellement créés sont souvent pauvres en espèces. De nombreuses études menées ces vingt dernières années montrent une tendance claire : la biotique s’uniformise. Cela signifie que différents types d’habitats deviennent de plus en plus semblables. Jardins, agriculture, sylviculture – tout tend vers l’uniformisation. Et cela entraîne des conséquences graves pour la biodiversité.

 

Autrefois, le paysage agricole était plus fragmenté : on trouvait des champs de pois, de maïs, de pommes de terre, entrecoupés de haies, de talus, de chemins non goudronnés. Aujourd’hui, les monocultures géantes – surtout de maïs et de colza – dominent, sans diversité structurelle. Même les chemins agricoles sont souvent asphaltés. De nombreuses plantes sauvages qui poussaient sur les sols nus ou sablonneux disparaissent, car leurs habitats sont bétonnés ou imperméabilisés.

 

De plus, dans ces environnements perturbés ou transformés, on observe l’arrivée d’espèces invasives. Ce ne sont donc pas des habitats « naturels » qui se créent, mais des zones fortement modifiées et pauvres en biodiversité, colonisées par des espèces introduites.

 

En résumé : les espèces qui profitent de ces changements sont généralement ubiquistes et adaptables. Les spécialistes – c’est-à-dire les espèces rares avec des exigences écologiques précises – disparaissent progressivement.

 

Quelles actions simples chacun·e peut-il ou elle entreprendre pour favoriser la biodiversité au Luxembourg ?

C’est très simple : on peut commencer dans son propre jardin. Au lieu de planter des arbustes exotiques comme le laurier-cerise, on peut choisir des plantes indigènes. Tondre moins souvent – une ou deux fois par an suffisent généralement. Personnellement, je tonds à la faux, et jamais tout en une fois : cela laisse des fleurs disponibles pour les insectes.

 

De petites structures comme des murets en pierre sèche, du bois mort, ou des spirales d’herbes aromatiques sont également très utiles. Les arbres fruitiers indigènes sont formidables : ils fournissent à la fois de la nourriture et un habitat. Même un pommier à moitié mort peut encore donner des fruits et servir d’abri à des insectes spécialisés.

 

Nos habitudes de consommation peuvent aussi faire une grande différence. Choisir des produits bio, soutenir l’agriculture locale, manger moins de viande… Cela aide non seulement la biodiversité locale, mais aussi les forêts tropicales. Car le soja destiné à l’alimentation animale est souvent cultivé sur des terres issues de la déforestation en Amérique du Sud. Personnellement, je suis végétarien depuis presque 40 ans.

Y a-t-il une expérience sur le terrain qui t’a particulièrement
marqué ?

Oh, il y en a beaucoup ! Une fois, en Tunisie, je récoltais des sauterelles, et un habitant local nous a offert un sac d’amandes. Il pensait que nous étions si pauvres que nous mangions les sauterelles !

 

Ou encore ce martin-pêcheur ce matin, qui s’est posé presque à côté de moi. Ce genre de moments arrive tout le temps.

 

Pour finir : comment peut-on susciter l’enthousiasme des gens pour la nature ?

La technologie peut vraiment nous y aider. Il existe aujourd’hui des applications formidables – comme ObsIdentify pour identifier la faune et la flore, ou Merlin pour reconnaître les chants d’oiseaux.

 

On peut se promener dans la nature, entendre un oiseau, laisser l’application écouter, et apprendre de quelle espèce il s’agit. Cela offre un nouvel accès à la nature, en particulier pour les jeunes. Le numérique peut donc être une porte d’entrée, et non un obstacle.

 

Mais le plus important reste : sortir dans la nature.

 

Interview: Diane Bertel

Éditrices : Monique Kirsch, Selma Weber